CAROLINE MAUXION
Entrevue Eve Laliberté Art Caroline Mauxion
Photographie Cusiccoyllor Espinoza (portrait et atelier) et Maxime Brouillet (installation)
Résidence a rencontré Caroline Mauxion à la Galerie B-312, au cœur de son exposition Quand nos yeux se toucheront (nos mains n'y pourront rien), en novembre dernier. Au travers d’une conversation émanant directement des œuvres de l’artiste, nous avons abordé l’importance de la matérialité d'une image photographique et la place des mots.
EL. D’abord, pourriez-vous nous en dire plus sur votre parcours de photographe?
CM. Je vis à Montréal depuis 10 ans et, avant de déménager, j’ai étudié en photographie dans une école très technique où on apprenait à «shooter» et éclairer des objets en studio. J’ai travaillé en mode et en publicité, puis j’ai tout arrêté. J’ai toujours conservé une pratique personnelle, qui existait surtout dans des festivals de photographie.
EL. C’était une pratique de portrait?
CM. D'autoportrait au début, et j'ai évolué vers de la mise scène qui impliquait mes proches. C'était une pratique jeune (rires), j’étais très inspirée par le travail de Philip-Lorca diCorcia, Cindy Sherman et Gregory Crewdson.
Puis je suis venue à Montréal et j’ai travaillé dans un autre domaine, mais je continuais à développer ma pratique de la photographie à côté. Je travaillais pour des magazines indépendants comme SNAP! où j’avais carte blanche.
Ensuite, j'ai commencé ma maîtrise en arts visuels à l’UQAM et j’ai vraiment pris cette opportunité comme deux années de résidence intensive. J’ai eu l’occasion de réellement remettre ma pratique en question. Je voyais que mes images s’accumulaient sur mon disque dur et que je ne la matérialisais pas. Finalement, je m’éloignais complètement de tout ce qui me raccrochait à la photographie à la base. Je ressentais une frustration face au côté insaisissable de mes photos.
C'est dans cette idée que j’ai commencé à imprimer mes images rapidement après la prise de vue, à observer ce qu’il y avait dans mon atelier et à travailler avec ce que j'avais déjà. De façon intuitive, cela m’a mené à interagir physiquement avec mes images. À ce moment, je lisais L’acte photographique de Philippe Dubois, et aussi Rosalind Krauss sur la notion d'index. À la base, la photographie, c’est un contact qu’on ne voit pas. C’est vraiment cette idée qui — encore aujourd’hui — anime beaucoup mon travail: ce contact invisible, cette lumière sur la surface photosensible. C'est d’ailleurs cette réflexion qui m'a amené à dire à l’époque que je «reprenais contact avec mes images».
VUES DE L’INSTALLATION Quand nos yeux se toucheront (nos mains n'y pourront rien), GALERIE b312, Montréal, 2019
EL. Et qu’entendiez-vous exactement par cette expression?
CM. Je souhaitais appréhender mes photographies physiquement, les toucher, les manipuler sans gants, tout le contraire de ce qu'on fait habituellement avec un tirage photographique. J'apportais mes photographies dans les lieux où j'allais exposer, je les installais de façon précaire dans l’espace et je photographiais le résultat, pour finalement les exposer. Je réalisais des images in situ afin de développer une relation entre l'image exposée et l'espace d'exposition. Cette recherche a été une part importante de mon travail de maîtrise. Puis progressivement, j'ai fait des liens avec l’écriture de Virginia Woolf, qui m’a toujours habitée. J’ai souvent retrouvé cette idée de contact invisible, de rapport au tangible et à l’intangible dans ses romans, mais aussi dans ses écrits personnels.
EL. Votre travail est souvent lié à la littérature, d’une manière ou d’une autre.
CM. C'est vrai, mon exposition Une enveloppe sans contours au centre d’art contemporain OPTICA a été largement guidée par l'écriture de Virginia Woolf; et celle à la Galerie Simon Blais, En des corps nouveaux, a été inspiré par Les Métamorphoses d'Ovide. Cette exposition à la Galerie B-312 est moins liée à une œuvre en particulier. Ce sont d'abord des réminiscences sensorielles qui ont guidé les images de ce projet. Néanmoins, certaines pièces de l’exposition font référence à des images présentes dans l’écriture de Virginia Woolf. Par exemple, l'image d'une flaque impossible à traverser est récurrente dans Les Vagues et part d'une expérience vécue que Virginia Woolf relate dans Moments of Being. Je suis fascinée par cette image, autant visuellement que «psychanalytiquement». Ici, la flaque est en plâtre, posée au sol, mais elle était transparente et liquide dans mon exposition chez OPTICA. J'aime aussi l'idée que ces romans sont sans véritable intrigue, comme mes images, qui sont sans narration.
EL. Mais il y a quand même une citation qui nous introduit à l’exposition.
CM. Il s'agit d'un texte de l'artiste Cusiccoyllor Espinoza, que j'ai sollicitée. Elle a une pratique de dessin et d'écriture que je connais bien et que j'admire. Ce texte est une pièce qui s'intègre dans l'exposition. Je trouve son style d’écriture singulier, son approche de la langue française est presque physique, parfois inconfortable. Peut-être parce que ce n'est pas sa langue maternelle et qu'une distance avec cette dernière lui permet d'en jouer différemment. Elle a su créer un écho entre les mots choisis et les œuvres de l'exposition.
« Là où le regard s’arrête
intuition et image se noient
d’une main elle réveille la masse
c’est la boue en manque de forme
pieds et mains pendus à des morceaux déchus
teintes selon l’angle de l’œil
empreintes selon la peau de la matière
des corps touchés touchant à l’aveugle
au gré de l’ombre et de la lumière
si le regard se pose ici et là
il passe d’un état à un autre
attrapé par une force éthérée
il mue le point de vue
c’est cela le regard ici
fixer ne servirait peut-être pas à grand chose
à séjourner dans ces images trop longtemps
le regard sera peut-être embarrassé
c’est trop propre, crayeux et blême
le regard sera saisi
si de ces échantillons visuels
s’entend le bruit de l’imagination. »
— CUSICCOYLLOR ESPINOZA
Souffle sur la flaque, plâtre hydrocal, 2019
EL. Est-ce que le texte est venu avant les œuvres?
CM. Il est venu après, mais je savais depuis le départ que je souhaitais un texte de sa part. Cusiccoyllor connaît bien mon travail, elle a suivi l'élaboration de certaines pièces, notamment celles en plâtre. On a eu plusieurs échanges et nous partageons des intérêts communs autant en art visuel qu'en littérature.
EL. Donc cette exposition à la Galerie B-312 était moins guidée par la littérature que par l’expérience personnelle?
CM. En effet, j’ai eu de nombreuses opérations chirurgicales à la jambe jusqu'à ma vingtaine et ces expériences ont teinté mon appréhension du corps et ont nourri mon répertoire de sensations. L’exposition s'inspire pour beaucoup de réminiscences de ce parcours, sans le raconter. Par exemple, il y a un pied en argile en contact avec une masse en plâtre qui revient dans plusieurs images. Je pensais à ce contact entre la voûte plantaire et une surface lisse qui vient s'y loger. J'y vois une sensation rassurante et enveloppante, qui signifie qu'on touche le sol, que le corps est ancré. C'est une sensation physique que j'ai découverte sur le tard.
Quant au titre, il fait référence à un contact impossible, celui des yeux entre eux. Jacques Derrida en parle dans Le toucher. Il y pose la question suivante: «Quand nos yeux se touchent, fait-il jour ou fait-il nuit?». Je pensais alors à ce contact impossible que je trouvais très inspirant, aux paupières qui sont seules à pouvoir toucher l'œil, mais aussi aux mains, qui nous permettent de voir ce que les yeux ne parviennent pas à saisir.
« Je crois que j’ai une certaine facilité à faire des images, mais j’essaie de me contraindre à ne pas choisir la plus séduisante, à ne pas me satisfaire d’une prouesse technique ou visuelle et à voir si, passée l’exaltation de la prise la vue, l’image demeure. »
EL. J’aimerais revenir à quelque chose que vous avez mentionné plus tôt, concernant la narration. Si elle ne se retrouve pas directement dans les œuvres, pensez-vous qu’elle existe entre les murs de l’exposition?
CM. Je pense que chacun, avec ses références, peut se construire une narration une fois dans l’espace. Personnellement, je n'essaie pas de raconter une histoire dans mes images, du moins j'essaie de ne pas fermer la lecture de l'image. Si une trame se révèle dans l'exposition, je souhaite plutôt la ponctuer de la cohabitation de plusieurs matérialités dans l'espace, afin d'animer le rapport entre la vue et le toucher. Aujourd’hui, on appréhende principalement les images à travers des écrans. D'où ce désir de questionner, voire susciter le toucher. Est-ce du tissu, du plâtre, du velours? Je me suis beaucoup fait dire qu’on avait envie de toucher les images dans l’exposition.
EL. Parce qu’on ne parvient pas toujours à comprendre le médium au premier coup d’œil. Vous travaillez vraiment dans un esprit de «physicalité»?
CM. Oui, dernièrement je pense à une «physicalité» dans le «voir», à un œil qui n'est pas seulement passif, mais aussi à se mouvoir pour mieux voir. Je parle de donner corps à mes photographies, notamment avec le transfert sur plâtre qui altère et anime l'image photographique. J’essaie de développer un rapport — qu'il soit sensuel, physique, parfois même contraignant — avec l'image. J’ai une petite imprimante dans mon atelier que j’utilise rapidement après avoir photographié. J’imprime les images, elles s'amoncellent sur ma table, des nouvelles recouvrent les anciennes, puis certaines finissent par émerger, sans ordre chronologique.
EL. J’imagine bien votre espace de travail! Vous semblez avoir un processus qui met en lien les choses qui vous entourent dans l’immédiat.
CM. Oui, ce peut être la lumière, un test qui traîne, le reste d'un ancien projet... en production, ça devient vite le bazar, car j'ai beaucoup de mal à jeter! (rires) J'ai tendance à travailler dans l’urgence en fait. Par exemple, j’ai commencé à photographier des compositions avec des ombres bien marquées pour cette exposition, alors il fallait vraiment que je sois prête au moment où le soleil apparaissait dans mon espace: je devais le suivre et déplacer ma table au fur et à mesure pour continuer à «shooter». J’ai fait ces œuvres pendant l’été, en pleine canicule, c’était sportif! J’ai cassé beaucoup de choses dans ce processus… (rires)
Quans nos yeux se toucheront I, II & Manquer le tact, impressions jet d’encre, 2019
EL. Votre démarche, vos métaphores, vos références et vos analogies me donnent envie de parler de poésie visuelle...
CM. C’est un mot qui a été galvaudé et que je trouvais inconfortable, mais je commence à l'apprivoiser et à l'assumer. J'essaie en tout cas de ne pas me satisfaire trop rapidement d'une image, au même titre qu'en poésie on ne se satisfait pas uniquement du sens des mots: il y a un désir d’aller plus loin, de dépasser leur signification et de s'intéresser à leur son, à leur rythme. Pour les images photographiques, il s’agit de dépasser leur surface iconique, elles ont aussi une existence tangible, elles ne sont pas que surface.
« C’est toujours cette dichotomie entre tangible et intangible qui habite et tourmente mon travail et qui, au début, m’encombrait dans mes photos. »
EL. Est-ce que vous écrivez?
CM. Disons que je n’écris pas de la façon dont j'aimerais. Mon écriture est efficace, elle me permet d'ordonner mes idées. Je ne peux pas dire que je réussis à aller plus loin, comme le fait par exemple Cusiccoyllor.
EL. Vous écrivez avec l’image…
CM. En fait, quand je me mets à écrire, je trouve souvent que mes mots sont lourds. C’est toujours cette dichotomie entre tangible et intangible qui habite et tourmente mon travail et qui, au début, m'encombrait dans mes photos. Je trouvais l'image photographique trop lourde quand elle représentait des objets. J'y voyais quelque chose de figé et d’enfermant.
Je crois que j’ai une certaine facilité à faire des images, mais j’essaie de me contraindre à ne pas choisir la plus séduisante, à ne pas me satisfaire d'une prouesse technique ou visuelle et à voir si, passée l'exaltation de la prise la vue, l'image demeure. En cela, je pourrais faire le parallèle avec un texte, que l'on connaît par cœur, mais que l'on relit tout de même. Ce n'est plus tant pour l'histoire que pour l'expérience de lecture qu'il nous procure.