GUILLAUME ADJUTOR PROVOST x CAMILLE RICHARD

Entrevue Camille Richard Art Guillaume Adjutor Provost
Photos Guillaume Adjutor Provost, Le lieu unique, Nantes, 2019

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Avec deux nominations pour le prix Pierre-Ayot en trois ans, Guillaume Adjutor Provost se profile très certainement comme étant l’un des jeunes artistes québécois les plus prometteurs de la scène actuelle. Son travail qui « par la recherche et la libre association d’idées, vise à examiner ce qui a trop longtemps existé en périphérie des discours historiques dominants » (tel qu’il l’explique sur son site Web) a notamment été exposé à la Fonderie Darling (Montréal), à Bikini (Lyon), à la Galerie de la rue des Étables (Bordeaux) et à la Fondation Christoph Merian (Bâle). 

Résidence a invité la commissaire et auteure Camille Richard à s’entretenir avec lui le temps d’une conversation intimiste à l’occasion de sa résidence au Lieu unique de Nantes.

CR. Quand nous nous sommes rencontrés, il y a un peu plus de trois ans, tu soutenais ta thèse, tu avais obtenu la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain et tu commençais ta résidence aux ateliers montréalais de la Fonderie Darling. Au printemps dernier, tu as conclu cette résidence avec l’exposition Vapeurs qui coïncidait avec la publication de ta première monographie. Rétrospectivement, comment perçois-tu cette période dans l’évolution de ta pratique artistique? 

GAP. Avant 2016, tout me semblait précaire, fragile. Le cycle de création dont tu parles a débuté alors que je présentais l’exposition Bonne fortune au Centre CLARK. À ce moment, la réception positive de mes projets m’a guidé à faire davantage confiance au nouveau langage que je développais et m’a permis d’explorer des sujets de manière plus intime. 

CR. Ces reconnaissances t’ont confirmé que ta pratique allait dans le bon sens, et tu te sentais plus libre d’expérimenter?

GAP. Au début, oui. La reconnaissance confirme ce sentiment, permet de faire taire le doute pour un moment. C’est une période de ma vie où j’ai pu consacrer toute mon attention à découvrir les paramètres de mon langage artistique, avec une certaine légèreté peut-être. C’est une rare chance, je le reconnais. 

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CR. Justement, avant notre entretien j’ai regardé rapidement ton CV pour me rappeler tes expositions des dernières années. Entre 2016 et 2019, tu as présenté 10 expositions et projets solos en plus de prendre part à des expositions collectives, au Québec et à l’international. Il s’agit d’une période qu’on peut qualifier de foisonnante où les projets s’enchaînaient. Est-ce qu’il s’agit d’un rythme de production, de recherche et de création qui te convient? Est-ce un rythme que tu te vois maintenir?

GAP. Je cible les structures avec lesquelles j’ai envie de travailler. Alors, quand mes projets sont sélectionnés, je suis content de les réaliser, je les ai désirés. J’ai maintenant l’habitude de travailler sur plusieurs projets simultanément; les idées viennent à se chevaucher et un projet n’est jamais entièrement balisé. C’est la façon dont on dresse le récit historique de l’art qui peut porter à croire que la pratique artistique est construite comme une séquence lisse. Mon expérience de création résulte davantage d’un flux constant d’idées que je souhaite mettre en contact.  

CR. Ça se contamine, ça s’influence…

GAP. Tout à fait! Et pour revenir à ta question, oui je me vois poursuivre ce rythme de travail. Cependant, ce que j’aimerais voir évoluer, ce sont les ressources auxquelles j’ai accès. C’est-à-dire que je travaille souvent au croisement de la création et du commissariat en créant des structures d’hospitalité à travers lesquelles j’accueille des collaboratrices et collaborateurs dans mes expositions. Ainsi, je partage les ressources qui me sont disponibles afin que tout le monde ait un cachet et une reconnaissance du travail accompli. J’aspire donc à trouver une formule qui me permettrait de dégager davantage de ressources pour que je puisse réaliser les projets que j’ai en tête et être moins limité.

CR. As-tu l’impression parfois de dire oui à tous les projets par peur de ne pas avoir d’autres opportunités? 

GAP. Je crois que la nature de mon travail demande cela en fait. Je produis certes des formes matérielles, comme des dessins et des sculptures, mais la majorité de mon travail fonctionne par un système d’idéation et d’invitation possible seulement lorsqu’il y a une exposition, un lieu à investir. Or, cette approche artistique demande des structures d’accueil. J’ai appris à me désengager des projets toxiques et à les éviter, ce qui n’est pas toujours possible lorsqu’on est un artiste ou un commissaire émergent et qu’on cherche une plateforme pour ses idées. Je te retourne la question: comment est-ce que tu discernes où restreindre ton attention et où faire preuve de générosité? 

CR. Lorsqu’on entre dans le milieu académique et dans le milieu culturel il y a plusieurs endroits où on peut s’investir. Cela a été une période d’apprentissage pour moi puisque je m’impliquais dans divers projets sans connaître mes compétences. C’était un peu étourdissant et je vivais davantage une anxiété de performance qu’un sentiment d’accomplissement. Mais à un certain moment, on doit prendre le temps de reconnaître sa valeur, réduire son sentiment d’imposteur, et s’impliquer dans des projets qui certes demandent de l’énergie et du temps, mais qui donnent en retour de la confiance et du plaisir. Il s’agit de créer sa propre éthique de travail et de définir ses limites pour contrer l’épuisement. 

GAP. Oui, t’as raison. L’éthique de travail c’est un apprentissage important.

CR.  Effectivement, mais ça me fait penser qu’à la fin de ta résidence aux ateliers montréalais de la Fonderie Darling, tu as décidé de transférer ton atelier chez toi. Donc plus aucune distinction entre ton lieu de travail et ton lieu de vie. Comment est-ce que tu mets tes limites dans cette situation?

GAP. Pour la prochaine année, il y avait des résidences en France et en Belgique qui se profilaient, donc je ne me suis pas empressé de louer un studio. En plus, comme je fonctionne par projets, les moments où j’aurai des périodes de production intensive, je sous-louerai plutôt un atelier. C’est le système qui me convient pour l’instant. 

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CR. Est-ce que tu as remarqué un changement dans ton approche maintenant que ton lieu de vie et de création sont dans un même espace ? Tu ne peux pas opérer en mode punch in punch out, tu es constamment dans ton lieu de travail. Et quand tu fais des visites d’atelier, par exemple, tu invites les gens chez toi.

GAP. Tu me connais assez pour savoir que j’adore les espaces domestiques, je m’y sens très bien. Il y a aussi des considérations économiques derrière mon choix. De simplement avoir un grand appartement à Montréal où je vis seul, c’est une forme de luxe pour laquelle j’ai de la gratitude. Puis cette relocalisation m’amène à reconnecter avec des langages plus mobiles, comme la performance, l’écriture et la vidéo.

CR. Maintenant, si on chemine de l’espace de l’atelier vers l’espace d’exposition. Au sein de nos recherches respectives, nous partageons un intérêt commun pour l’espace d’exposition comme un médium à part entière et comme un générateur de situations. Dans ta pratique, tu es souvent l’auteur de rencontres entre des collaboratrices et collaborateurs qui occupent l’espace avec toi. Comment perçois-tu ton rôle dans ces situations? Est-ce que tu te considères comme un artiste interdisciplinaire, un artiste-commissaire ou peut-être même un artiste-chercheur? 

GAP. J’ai une relation trouble avec ces divers rôles, ceci dit j’apprécie les tentatives de description que ces néologismes proposent. Je pense que j’ai toujours préféré la dénomination la plus simple: artiste. Pour moi, c’est la définition la plus ouverte. La manière dont je fonctionne est que tout m’apparaît au même plan. Les frontières entre le haut et le bas, la recherche et l’intuition, le matériel et l’immatériel. J’aime quand une exposition permet une dissolution du familier, ce qui fait que tout est mélangé et difficilement reconnaissable. En suivant la pensée de Lucy Steeds, il m’apparaît évident que la sélection, la juxtaposition et l’enchevêtrement sont les nouveaux lieux d’apparition de l’art. 

CR. C’est intéressant quand tu mentionnes que les médiums et les rôles sont pour toi en haut ou en bas, sans distinction. Je vois un parallèle avec la manière dont tu travailles avec des collaboratrices et collaborateurs. Tu opères dans une approche horizontale. Cependant, on reconnaît toujours ton langage. Comment appliques-tu ces concepts dans l’exposition pour laisser de l’espace à tes invités? 

GAP. Dans les dernières années, j’ai expérimenté avec différents formats d’exposition. Quand je travaille avec d’autres artistes, que ce soit pour exposer des œuvres existantes ou pour des commandes, j’utilise le terme « conversations » pour décrire ces points de rencontre. Il s’agit d’un terme que j’emprunte au lexique de la littérature et qui vise à résister à la logique binaire de l’exposition solo ou collective. Je cherche à inscrire mes projets quelque part dans ce spectre. Quand des œuvres sont déjà existantes, j’aime l’idée d’intervenir dans leur historique. Lorsqu’il s’agit de commandes – dans les meilleures circonstances – je travaille avec mes collaboratrices et collaborateurs plusieurs mois avant l’exposition. Ainsi, on est témoin d’une conversation qui s’installe, d’un langage à trouver et donc d’une réelle conversation. 

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CR. Tu parles de littérature, de conversations, tu ne te qualifierais pas d’auteur? 

GAP. Parfois j’ai purement envie d’être un auteur lorsque je travaille avec mes idées et mes œuvres, mais lorsque je suis dans une logique d’invitation j’aime penser que j’occupe plutôt un rôle de direction ou d’édition. Tantôt on parlait du terme «hospitalité», cela implique qu’on réserve une place à quelqu’un qui arrive. L’exposition m’est confiée au départ. Ce ne sont donc pas non plus des projets dits collectifs. Ce sont des expositions qui portent une signature, qui sont déterminées par mes enjeux de recherche et pour lesquelles j’ai envie de convoquer des œuvres ou de fédérer une communauté d’artistes. 

CR. Dans tes projets, on perçoit cette volonté de rassemblement, de communauté. Est-ce que tu trouves qu’il y a des particularités propres à la communauté artistique de Montréal?

GAP. Oui, tout à fait. Je crois que l’art peut tenter de décoder le trouble de l’existence, raconter l’histoire de la solidarité et la volonté de mieux vivre ensemble. Construire des ponts, c’est particulièrement important dans l’époque où on évolue. Mes collaboratrices et collaborateurs ne sont pas uniquement issus du domaine artistique. Aussi, je me sens des affinités avec plusieurs communautés. C’est probablement pourquoi on a souvent de la difficulté à cerner les limites de ma pratique. Pour répondre à ta question sur ce qui fait la particularité du milieu de l’art contemporain à Montréal, je dirais qu’on commence à récolter les fruits d’un effort d’engagement, de conscience et de positions autocritiques. Sans nier les points de friction qui persistent au sein et en dehors de notre milieu, j’ai de la reconnaissance pour tous celles et ceux qui sont des acteurs de cette transformation nécessaire. 

CR. Parlant de communauté artistique, tu reviens tout juste d’une résidence au Lieu unique à Nantes et tu travailles sur une exposition qui sera présentée en mai au centre d’artiste autogéré TRUCK, à Calgary. Il s’agit de ta première exposition canadienne hors Québec. Au sein de cette exposition, tu explores les concepts d’écologisme et d’anticapitalisme. Comment vois-tu l’émergence de ces thématiques dans ta pratique artistique qui est normalement davantage centrée autour de la contre-culture et de la conscience de classe?

GAP. La question de crise environnementale est indéniablement d’actualité. Mais cette thématique peut être lue dans mon travail selon le même angle que mes autres projets, c’est-à-dire qu’ils consistent à examiner l’histoire selon le récit des possédés, de systèmes d’oppression. Il est admis que la question environnementale n’échappe pas aux modalités du système capitaliste. Ce que je poursuis comme recherche est d’essayer d’identifier un langage et un historique des représentations de la discipline économique dont le capitalisme a hérité. Plus spécifiquement, je me suis intéressé au schéma de François Quesnay, le Tableau économique, réalisé en 1759. Dans cette représentation schématique, selon l’économiste Éloi Laurent, François Quesnay représentait les classes sociales comme des organes, le commerce comme un système sanguin. Ce qu’il faut comprendre est que François Quesnay était un médecin, un anatomiste, donc il a projeté une vision anatomique sur le système économique de son époque. Il s’agit de l’une des premières représentations schématisées des classes sociales. À partir de ce schéma, j’ai commencé à voir se multiplier les analogies entre la santé, le corps humain et le langage du système capitaliste. Cela revient à identifier une médecine du capitalisme, après tout on nous parle constamment de croissance. En travaillant sur les œuvres de cette exposition, j’ai le désir de reconnecter le langage de l’anatomie à la pensée écologiste, d’offrir une possibilité de guérison ou de désenvoûtement si je suis la ligne de pensée des auteurs Philippe Pignarre et Isabelle Stengers. 

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CR. Comment ta méthodologie de travail prend-elle en compte les questions environnementales? 

GAP. Déjà, je réfléchis à la façon dont on peut intégrer des stratégies de décroissance dans les pratiques artistiques, entre autres en réduisant l’usage de matériaux neufs. Dans le cadre de l’exposition qui sera présentée à TRUCK, je travaille à partir de papiers, de textiles et d’affiches récupérés. Mes sculptures sont également faites à partir de matériaux trouvés. Cette approche n’est pas nouvelle, la majorité des œuvres que j’ai créées sont faites à partir de matériaux réutilisés. Je crois aussi que les pratiques plus immatérielles comme la performance peuvent rejoindre une logique de décroissance.     

CR. Tu comptes d’ailleurs présenter une performance dans le cadre de cette exposition à Calgary. Comment expliques-tu ce retour à ce médium ? 

GAP. Idéologiquement, je pense que je n’ai jamais quitté la performance. La performance a été le premier médium à travers lequel j’ai eu une expression – avant même d’avoir une pratique de l’objet – mais il s’est transformé. Alors quand j’ai commencé à travailler avec le format de l’exposition, j’y ai vu une plateforme pour inviter des performeurs. Aussi, j’ai toujours réfléchi l’exposition dans une perspective performative, qui fait référence au corps et à l’action. Souvent les objets sont dans un état de suspens et ce sont des objets qui ont un usage : une table, un lit ou encore des vêtements. Pour moi, cela rend l’exposition plus familière et inclusive pour les gens qui en font l’expérience. Récemment, il y a quelque chose qui m’attire à nouveau vers la performance, vers la prise de parole, la présence et trouver une manière de réapparaître. 

CR. Maintenant, je me fais un peu plaisir en changeant l’angle de la discussion pour conclure. Les réseaux sociaux… Tu sais que nous avons des rapports différents face à l’utilisation des réseaux sociaux. Tu y as une présence active, principalement sur Instagram. Que représente cet outil pour toi ? 

GAP. J’ai une relation ambivalente avec les réseaux sociaux. Dans le contexte des expositions, on intègre l’idée que nos œuvres sont reçues la plupart du temps par un public dont l’identité nous est inconnue. À travers une plateforme comme Instagram, je m’adresse à une communauté choisie. J’apprécie pouvoir raconter directement mes moments de recherche, de création ou de rencontre… et j’ai un retour, une conversation sur ce que je crée. En plus, l’archivage des publications me permet souvent de retrouver le fils conducteur entre les projets, les œuvres et les idées.  

CR. Tu partages beaucoup de découvertes, de réussites et ta production artistique, mais très peu de négatif… Est-ce qu’on peut dire que ta page Instagram est «commissariée»? 

GAP. Bien évidemment. Un commissariat de mon idéal de réussite peut-être? Je ne me mets pas beaucoup en vulnérabilité si c’est ce que tu veux dire. Comme la plupart de mes contemporains, je vis des moments d’hésitation, voire d’angoisse. J’évite de partager mes épisodes dépressifs frontalement. Cette absence de moments négatifs parle sûrement plus de mon désir de contrôle et d’écriture de soi. Je trouve que la question des émotions négatives est très complexe sur les réseaux sociaux. Heureusement, je suis entouré de gens comme toi qui me gardent les pieds sur terre.  

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