CAROLINE MONNET



Entrevue
Isabelle Benoit Photos Sandra Larochelle

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Caroline Monnet est une artiste multidisciplinaire magnifiquement complexe, tout comme les  identités qu’elle porte en elle et qu’elle réaffirme à travers les explorations de son art.

Lorsque j’ai rencontré l’artiste à son atelier, elle finalisait les œuvres qu’elle présente jusqu’au 9 septembre 2019 à Arsenal Contemporary, à New York, dans le cadre de l’exposition collective Shallow Mirror High Tower, avec Wanda Koop, Julie Favreau et Rose Marcus. Une exposition qui s’ajoute à une feuille de route déjà bien garnie, dont le plus récent fait d’arme est d’avoir été sélectionnée pour la biennale du Whitney Museum of American Art et la biennale d'art de Toronto 2019. Auparavant, ses œuvres avait notamment été vues  — et encensées —  au Palais de Tokyo (Paris) et à la Haus der Kulturen der Welt (Berlin), au TIFF, à Sundance, à Cannes, au Musée des beaux-arts du Canada ainsi qu’au Musée d’art contemporain de Montréal. Preuve que son discours et ses réflexions, pourtant ancrés dans une histoire et une tradition — Caroline est algonquienne de par sa mère et française de par son père —, trouvent écho dans un espace plus vaste et actuel, transcendant les limites d’un territoire physique, temporel et esthétique.



IB: Est-ce que vous vous considérez comme une artiste, une femme artiste ou une artiste féminine aux origines multiples? 

CM:
Je suis tout ça. Je suis très femme. Je suis très artiste, parce que c’est ma vie de tous les jours. Je suis très fière de mes origines autochtones. Et je suis également très fière de mes origines françaises. 


IB: On traite moins de cette partie de votre identité dans les médias. On met davantage l’accent sur vos origines autochtones.

CM:
Les médias aiment bien mettre les gens dans une case. Ils aiment apposer des étiquettes. Dans mon tout premier film, Ikwé, je revisitais une mythologie autochtone, mais avec une vision contemporaine, incluant des passages en langue crie. Du coup, je me suis retrouvée avec l’étiquette de « réalisatrice autochtone ». Puis, les festivals doivent remplir des quotas, on a besoin d’inviter des artistes de la diversité. C’était donc inévitable que je rentre dans ce créneau-là, mais c’était aussi pour moi une porte d’entrée. Je trouvais qu’il y avait beaucoup de travail à faire pour la femme autochtone, qui représente encore le groupe le plus marginalisé de nos sociétés. Je peux davantage contribuer à quelque chose de positif qu’en revendiquant la femme française en moi.

Silent as Stone Can Be, 2019, béton et mousse / Œuvre faisant partie de l’exposition Shallow Mirror Hight Tower à Arsenal Contemporary, à New York, présentée jusqu’au 9 septembre 2019


IB: On parle beaucoup d’appropriation culturelle. Pour vous, à quoi réfère ce concept?

CM:
Pour moi, il y a appropriation culturelle lorsque l’on prend pour acquis, sans demander la permission, sans comprendre la culture de l’autre. Que l’on présume que l’on peut l’utiliser comme on veut et l’adapter comme on veut. Je pense qu’il faut qu’il y ait une responsabilisation qui s’opère, que ce soit un dialogue. Je ne sais pas pourquoi on me demande toujours de parler d’appropriation culturelle (rires). Ça a commencé avec Kanata [ndlr: le spectacle Kanata de Robert Lepage a fait polémique, car il mettait en scène des membres des premières nations et ne comptait aucun acteur autochtone dans sa distribution]. J’ai simplement mentionné qu’on avait raté une belle chance de discuter, et tout d’un coup on m’a associée à ce débat. 


IB: Impliquez-vous les membres de votre communauté dans votre processus créatif?

CM:
Ça dépend du projet. C’est certain que lorsque je vais réaliser mon premier long métrage que je prépare en ce moment, je veux tourner avec la communauté. Il y a donc tout un processus à respecter. J’ai eu une première rencontre avec le conseil des aînés. Il faut que j’explique pourquoi je veux faire le projet, quel est le projet, comment je vais impliquer la communauté, comment je vais pouvoir redonner à la communauté, aussi. Il faut que le tout se fasse en relation. On ne peut pas juste prendre et partir. Ça prend un échange. Et un échange juste, équitable. En contrepartie, quand je crée mes sculptures en ciment, je n’ai pas besoin de demander quoi que ce soit. C’est mon imaginaire. Ça vient de moi. Ça s’inscrit dans une toute autre démarche. Mais si je fais une sculpture qui a un mot en anishinaabemowin, par exemple, ou qui implique un ancien de la communauté, je vais les rencontrer. Je respecte les protocoles culturels.  


IB: Est-ce que le tout peut prendre la forme d’une création collaborative, au-delà du respect du protocole?

CM:
Je n’ai jamais collaboré directement avec la communauté de ma mère. Ça se fera peut- être avec mon premier long métrage. J’ai souvent travaillé avec des jeunes autochtones à mes débuts, mais pas forcément des jeunes de ma communauté. J’ai collaboré avec des amis artistes autochtones aussi.


IB: Vous avez deux manières d’approcher votre travail artistique: l’une ancrée dans la tradition, l’autre issue de votre imaginaire. Tracez-vous consciemment une ligne de sorte que vous ayez deux processus créatifs?

CM:
Tout est toujours imbriqué et enraciné dans mon subconscient, mais, oui, je pense que j’ai deux pratiques, l’une en vidéo et l’autre en art visuel. Cependant, les thèmes sous-jacents à mes deux pratiques se rejoignent, sont récurrents: je traite de patriarcat, d’émancipation, d’image de soi positive, de résilience, de transposer le passé dans le futur, de connexion, de créer des ponts entre les communautés, de dialogue… il n’y a pas pas de coupure réfléchie. Je travaille très instinctivement, organiquement, et c’est comme si les choses m’emmenaient à faire un certain travail. Par exemple, je participe présentement à l’exposition Shallow Mirror High Tower à Arsenal Contemporary à New York et ils voulaient y présenter l’installation Like ships in the night, or les sculptures n’étaient pas disponibles. Je me suis demandé ce que je pouvais créer pour les remplacer et j’ai décidé de transposer les motifs traditionnels que je crée depuis quelques temps en volumes. Ces œuvres représentent des marqueurs sur le territoire, à la façon de monolithes. 

« J’ai envie de créer des oeuvres pour un public intelligent. »

IB: Une journée type dans la vie de Caroline Monnet?

CM:
Présentement, je suis jet lag, ce qui est parfait parce que je me lève beaucoup plus tôt qu'à l’habitude. J’arrive à me lever à 7h. Je ne suis pas très matinale normalement. Ces jours-ci, je me réveille, je prends un café, je déjeune tranquillement en écoutant de la musique et je me rends à l’atelier. En général, je suis à l’atelier à 10h. Je réponds à mes courriels, je commence avec de la gestion, puis je travaille sur mes œuvres l’après-midi. J’ai plus de facilité à compléter mes tâches administratives le matin. Mais ces derniers temps, mes journées étaient très planifiées et très chargées parce que je devais livrer mes œuvres pour Shallow Mirror High Tower. J’avais peu de temps pour tout faire, c’était de très longues journées.

IB: Travaillez-vous mieux sous pression?

CM:
J’adore travailler sous pression. Ce n’est pas super pour les gens qui m’entourent (rires), mais j’aime bien l’adrénaline, le rush. Par contre, je me dis toujours que j’ai besoin de plus de temps pour créer, pour faire la finition, pour peaufiner. On n’a jamais assez de temps. J’aime aussi l’aboutissement de projets qui ont mis du temps à se concrétiser. Les projets de longue haleine ont aussi leur place, c’est une autre énergie qui impose un rythme différent. 

IB: Avez-vous l’impression que vos œuvres ne sont jamais totalement finies, qu’il reste toujours du travail à faire?

CM:
Vraiment. Ce n’est jamais fini. On peut toujours s’améliorer, travailler mieux, découvrir et peaufiner ses techniques, ce qui fonctionne, les bonnes personnes avec qui travailler. Ça fait deux ans que j’ai l’atelier ici, et je suis finalement bien installée. Ça m’a pris tout ce temps pour avoir les outils dont j’ai besoin, l’organisation que je veux. Mais, je suis bien ici. J’adore mon boulot: je suis passionnée par ce que je fais, j’aime travailler et être occupée. J’aime aussi les gens que je rencontre et ceux avec qui je collabore.


IB: Vous avez utilisé le mot «boulot»: vous considérez votre pratique artistique comme un travail? Parce que lorsque nous faisons ce que nous aimons, la barrière entre le travail et le hobby est toujours un peu ténue, floue.

CM:
Mais c’est un métier quand même. Il faut que les gens réalisent qu’être un artiste, c’est beaucoup de travail. De dévouement. Je travaille souvent les week-ends. En tant que travailleur autonome, je n’ai pas tant de vacances. Il faut que je me force à en prendre, à prendre du temps pour réfléchir, et pas juste à mon boulot. Que j’éteigne l’ordinateur. Je finis par travailler tout le temps.

IB: Il n’y a pas de repos pour la création, tout est source d’inspiration.

CM:
Tout à fait. Parfois, je discute avec quelqu’un, puis je vois quelque chose qui me donne une idée et je sors mon cahier de notes. Je ne suis jamais déconnectée complètement. Mais ça, c’est ce que j’aime. J’ai beaucoup de chance de faire un métier qui m’anime autant et qui me fait grandir non seulement du point de vu professionnel, mais aussi personnel. Je voyage beaucoup et j’ai la tête constamment plongée dans mes projets. Mais je pense qu’il est important de ne pas faire que ça. Il faut prendre le temps de décrocher et faire autre chose.  

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Vos modèles?


Alanis Obomsawin, Danis Goulet, Lisa Jackson, Helen Haig-Brown, Alethea Arnaquq-Baril, par exemple.

IB: Et l’on crée mieux, peut-être, quand on a un certain recul?

Oui. Ça permet de mettre les choses en perspective. C’est peut-être pour ça que j’aime jongler entre le cinéma et les arts visuels: je n’ai pas le temps de me lasser ni de l’un ni de l’autre. L’autre me manque toujours. Quand je crée un film, je n’ai qu’une envie, celle de retourner à l’atelier, de travailler avec mes mains, d’être seule et quand je suis à l’atelier, j’ai hâte d’être sur un plateau de tournage, à travailler en équipe et à parler d’images. 

CM: Quand vous voyez vos œuvres en galeries, que ressentez-vous?

Dans l’espace public, elles prennent une autre dimension. Elles portent une histoire différente que lorsqu’elles étaient à l’atelier. Elles ont leur propre identité.


IB: Elles sont indépendantes maintenant.

CM:
Exactement. Et je deviens enchantée d’avoir créé un tel objet. Il y a quelque chose de «performatif» dans l’action de produire un objet. C’est comme si le corps était transposé dans la sculpture. L’objet vit par lui-même. Ça me fascine. Les œuvres vidéos, quant à elles, je n’aime pas vraiment les revoir. Mais je trouve intéressant d’être témoin de comment s’est construit ce qui a débuté par une idée. Au cinéma, il y a tellement d’étapes. Il y a l’écriture, le tournage, le montage. On réécrit constamment, c’est toujours en train de changer. Ça se transforme jusqu’à sa présentation au public. 


IB: Il n’y a pas de finitude, au fond. Parce que lorsque le public reçoit l’œuvre, il y a aussi un travail de création de son côté, d’interprétation. La conversation se refait constamment. 

CM:
Et ça s’applique au processus de création aussi: si je travaille le béton, j’ai besoin d’eau, un élément qui ne se contrôle pas. Même chose pour le feu lorsque je crée mes pyrogravures: on ne peut pas contrôler comment il interagira avec le bois. Il y a quelque chose de très excitant à travailler avec des éléments naturels.


IB: Aimez-vous le fait que vous ne puissiez pas contrôler l’interprétation que nourrit le public à propos de vos œuvres?

CM:
C’est toujours intéressant de recevoir ce que le public pense et comment il perçoit mes œuvres. Ça me surprend souvent même. Je trouve que la communication est l’un des outils les plus importants que nous ayons entre les mains, et c’est pourquoi je suis fascinée par cet échange entre le public et mes oeuvres. 

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Si vous en aviez l’opportunité, qui aimeriez-vous interviewer?Sophie Calle, Teresa Margolles, Nan Goldin, Lisa Reihana, qui est une artiste maori. Ce sont des artistes que je trouve vraiment intéressantes pour leur authenticité, leur fougue, et leur témérité. Je cite juste des femmes, c’est bien (rires)!

IB: Arts visuels versus cinéma, qu’est-ce qui est le plus accessible du point vue du public, à votre avis?

CM:
Je me suis rendu compte que tout dépendait du public. Le monde du cinéma et celui des arts visuels sont complètement différents. Ce sont deux publics, deux industries distinctes. J’aime ça parce que lorsque je suis dans les festivals de cinéma on me voit comme une artiste en art visuel et, en contrepartie, lorsque je suis dans les festivals d’art contemporain, on me voit comme une réalisatrice. J’ai vraiment un pied dans les deux mondes. Les gens ne savent pas exactement ce que je fais. Ça me donne beaucoup de liberté de pouvoir naviguer entre ces deux univers. Et j’apprécie vraiment les deux, j’adore l’énergie des festivals de films, j’adore présenter mes films, parler d’image, parler de rythme, de musique, d’émotion, de psychologie, de personnages. C’est fascinant. Puis, je prends tout ça et j’essaie de le transposer dans mes œuvres en art visuel. Je pense que ça peut être un dialogue entre les deux médias, les deux pratiques et industries. Ce qui est plus accessible, par contre, je ne sais pas. Parce que les films que je crée ne sont pas nécessairement si accessibles. Ils restent très expérimentaux. Je pense que j’ai envie de créer des œuvres pour un public intelligent.

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Une journée type dans la vie de Caroline Monnet?

Présentement, je suis jet lag, ce qui est parfait parce que je me lève beaucoup plus tôt qu’à l’habitude. Je ne suis pas très matinale, normalement. Je me réveille, je prends un café, je déjeune tranquillement en écoutant de la musique et je me rends à l’atelier. Je commence avec de la gestion, puis je travaille sur mes œuvres l’après-midi.



IB: Y a-t-il un élément que vous aimeriez ajouter aux nombreuses entrevues que vous avez accordées depuis les dernières années?

CM:
(Rires) j’aimerais ajouter que si j’avais à mettre une image sur ce qu’est le processus créatif, je dirais que c’est comme de prendre un gros morceau de glaise, un bloc, et dès qu’une décision est prise, un coup de poing ou un coup de pied y est donné. Une autre décision est prise, on donne un autre coup de pied. À la fin, on se retrouve avec un monstre déformé qui aura pris sa propre identité, façonné par les événements, et qui cristallisera le résultat de toutes les étapes. J’aime toujours découvrir ce résultat.


 

L’œuvre Creatura Dada de Caroline Monnet sera également présentée par Phi​ en marge de la Biennale Teatro de Venise du 22 juillet au 15 août 2019.


(Texte publié le 12 juillet 2019)